Chapitre Troie
Un taxi me dépose devant l'hôtel Ingrid après m'avoir arnaqué de vingt mille lires, ce qui n'est finalement pas grave, vu que la différence entre une lire et un franc, c'est un franc.
Limoncello ? Tu connais le limoncello ? C'est une liqueur suave, merveilleusement citronnée, qu'on élabore du côté d'Amalfi, et uniquement là, à l'ombre du Vésuve et face à l'île de Capri. Le Vésuve, ça te dit quèque chose dans ta p'tite tête de blaireau ? Pompéi, la ville morte sous les cendres de cet impitoyable volcan. Deux mille ans de plâtritude et d'oubli. Et Capri ? La branlette infinie…
J'avale d'une seule gorgée ce nectar de citron et brandis mon verre en direction du patron. Dans toutes les langues, même en rital, ce geste signifie : la même chose ! Et en effet, le zigue se ramène avec un nouveau limoncello embué à souhait.
Le Chalet Pantarolli est une espèce de guinguette plantée sur une esplanade ombragée, courant sur plusieurs centaines de mètres le long de la via Flaminia, depuis la viale Tiziano jusqu'à la Piazza del Popolo qui marque le début de la Rome antique. Une tonnelle couverte de glycine, quelques tables bancales nappées de toile cirée à carreaux bleu et blanc, un patron à la barbe fleurie virevoltant avec son plateau à la main, un mot d'accueil à la bouche pour chacun.
Un tramway désuet et ferraillant passe devant la terrasse du Chalet. J'adore ces pays où tu peux prendre un pot dehors, le soir, même au mois de novembre. Tu ne quittes pas ton Damart, mais ça change de nos frimas.
Peu de clients pour l'instant car il n'est que huit plombes et les Romains vivent tard. Moins que les Espingos, champions du monde en la matière, mais nettement plus que les habitants de Saint-Cucufa-les-Olivettes et que les Parisiens. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais notre capitale, passé dix heures du soir, ressemble à une sous-préfecture de la Meurthe-et-Durance. Les cinés et les restaus se vident, les bistrots empilent les chaises sur les tables et les chauffeurs de bus enfilent leur gilet pare-balles. A Pantruche, la nuit est livrée aux truands, aux poivrots, aux tapins et aux marginaux de tout poil. Alors que dans les pays de soleil, la noye appartient aux familles. A Séville ou à Rome, il est normal d'emmener son marmot au restaurant sur les couilles de minuit.
La clientèle du Chalet Pantarolli se compose pour l'heure d'un couple d'amoureux qui se gruge la menteuse en se louchant de bonheur dans la prunelle. A l'autre bout de la tonnelle, deux vieux Ritaux se torchonnent au vin blanc tiède en picorant des trucs fameux pour leur cholestérol, genre frites spongieuses et omelette aux lardons. L'un, gros, avec une moustache si noire qu'on la croirait passée au cirage, l'autre, maigre, voûté, doté d'un pif en bec de vautour. Les Laurello et Arditti du quartier.
A une autre table, quatre jeunes mulâtres jouent aux dominos en faisant claquer fort leurs pions sur la table et vibrer les innombrables cannettes de bière qui l'encombrent. Tiens, une question que je serais heureux de te poser. Pour toi, un mec moitié blanc, half black, c'est un Noir avec du sang blanc ou un Blanc avec du sang noir ?
Je hèle le taulier pour commander mon troisième limoncello. Il se préblaze Gabriele, c'est brodé sur une espèce de calot rouge sang qui lui coiffe le dôme. Bonnet militaire que les Ritals devaient porter pour débarquer en Abyssinie pensant effrayer l'autochtone. Décidément, cette affaire est placée sous le signe du couvre-chef : cet étrange calot, la fatidique casquette d'Antoine oubliée sur les lieux du crime et le bonnet andin de l'énigmatique Pablo (ou Paco).
Je suis sur le point d'interroger le patron du troquet à propos du Balafré lorsqu'une joyeuse troupe débarque dans l'estanco. Une douzaine de jeunots déboulant sur des scooters, moyen de locomotion favori des Romains depuis la Dolce Vita.
Je rengaine mon compliment car les arrivants sont tous des Sud-Américains. Je commande un melon au jambon à la place du limoncello prévu. Le moment n'est plus aux libations. J'observe l'armada qui s'égaille sous la tonnelle, rassemble trois tables et s'installe en braillant. Manifestement des habitués. Quatre femmes, trois enfants et six mecs, mais aucun des mâles ne porte de cicatrice sur la joue gauche. Ça jacasse moitié en italien, moitié en espagnol. Très vite la bière coule à flots. Les instruments de musique se mettent en batterie. Un bandonéon, l'inévitable guitare et une flûte andine, cet instrument asthmatique qui se joue en soufflant dans le tibia, le péroné, le radius et le cubitus de ta grand-mère. Il s'en échappe des sonorités déchirantes à faire cracher un lama et fienter un condor. Ajoute à cela des voix rauques, nasillardes : un véritable concert. Je me laisse porter par la musique ambiante. J'oublie que le melon affiche un goût de courge et que le jambon n'a jamais connu Parme ni même sa proche banlieue.
Aucun de ces Latinos n'a daigné remarquer ma présence. Sauf une fille ravissante aux traits fins, pommettes saillantes, coiffure de jais et œil bridé de même pierre, qui bat des mains et ponctue le rythme avec ses jambes dorées, m'autorisant une vue intermittente sur un triangle d'un blanc immaculé. Elle m'envoie des coups de sabord discrets derrière ses cils interminables.
Comment t'expliquer, à toi qui pâlis devant ta chef de service et débandes de trouille quand tu croises ta voisine de palier dans l'ascenseur ? Mais je sais que cette frangine est en train de mobiliser toute sa folliculine rien que pour ma pomme. Je déchante pourtant lorsque l'un des marmots, un garçonnet de trois ans, vient s'installer sur ses genoux, me privant des avantages visuels suce-mentionnés. L'ambiance s'échauffe rapidement. Les chants deviennent de plus en plus rythmés. Une fille svelte comme un pot de saindoux grimpe sur une table et danse en soulevant sa jupaille d'un seul côté, dévoilant un cuissot plissé mais ferme, façon jambon de Bayonne.
Ballotté par l'atmosphère de ce lieu imprévisible, j'en oublie presque la raison de ce voyage à Rome, le meurtre sordide de Mélanie Godemiche, la situation catastrophique de mon Antoine et même la piste du Péruvien balafré.
Figure-toi que justement, comme dans une pièce pour théâtre de patronage, à peine ai-je évoqué ce type qu'il surgit de l'ombre, débarquant à l'arrière du bistrot côté jardin public. La cicatrice très profonde de sa joue gauche lui confère à la fois un certain charme et une allure terrifiante, idem mon vieux Robert dans la Marquise des Anges.
— Salve, Paco ! lui lance le taulier.
Le type rejoint le groupe de ses amis et va s'asseoir près de la fille qui me faisait de l'œil avec son slip. Il prend le gamin sur ses genoux et l'embrasse sur le front. La gonzesse en profite pour me rappeler que sa culotte est toujours là, un petit peu plus humide. Est-ce la femme du Balafré ? Probable. Et le gosse leur fils ?
J'observe Paco à la dérobée. Crois-moi qu'il n'a pas mis longtemps à me repérer, lui. J'ignore encore quelle est son existence, mais il a le comportement d'un fauve soucieux de dépister ses proies et de se gaffer des prédateurs. Et moi, étranger dans son univers familier, baraqué et seulâbre, je fais tache. Les remugles flicards puent vite au naze des loustics de son espèce.
Il dépose le gamin à terre en lui recommandant d'aller jouer. Il se penche vers la femme et lui chuchote un truc à l'oreille. Pas besoin d'avoir fait trois ans de psycho pour deviner qu'il est question de moi. D'ailleurs la môme ne peut s'empêcher d'un bref regard dans ma direction. Elle hausse les épaules et allume une cigarette. Paco se décontracte un brin mais pas suffisamment pour se mettre à l'unisson de ses compatriotes qui frappent « la palma » en chantant à tue-tête.
En pareille situation, n'importe quel flic te le dira, il n'y a que deux solutions. Soit je bigophone demain au commissaire Roykeau pour qu'il réclame au juge d'instruction une commission rogatoire priant mes collègues italiens d'interpeller Paco, soit je me démerde tout seul. Tu connais mon aversion pour la paperasse. C'est donc la seconde méthode que je choisis. Seulement il s'agit de ne pas moisir dans le secteur et de me faire oublier au plus vite du Balafré. Je cigle mon orgie, demande à Gabriele de me remémorer le chemin de l'hôtel, me lève sans jeter un œil du côté du Péruvien.
Qu'à ce moment le destin, ce mariolle avec lequel je flirte depuis si longtemps, chamboule mes projets. Vu que tu as un vol-au-vent à la place du cervelet, je te rappelle qu'une ligne de tram longe le Chalet Pantarolli. La voie est bordée de part et d'autre d'une barrière métallique noyée dans une haie de lauriers taillée à un mètre de hauteur. Devant la terrasse du troquet, la haie est échancrée pour permettre la traversée de la voie, aux risques et périls de l'usager.
Un hurlement terrible me fait sursauter. C'est la gonzesse du Balafré qui le pousse.
— Diego !
En un milliardième de seconde j'avise la situasse. Le gamin a échappé à la vigilance de ses parents et se balade au milieu de la voie en faisant « tchouc-tchouc-tchouc » tandis que l'un des derniers trams de la soirée rapplique à grande vitesse dans son dos. Un auteur plus talentueux que moi n'hésiterait pas à écrire : « mon sang se glace et n'écoutant que mon courage je prends mes jambes à mon cou. » Seulement chaque fois que j'ai pris mes jambes à mon cou je me suis cassé la gueule, ça ne t'étonnera pas, quand j'ai voulu écouter mon courage je n'ai entendu que les battements de mon cœur et la seule fois où mon sang s'est glacé, je suis mort.
Comme c'est moi le plus près de l'enfant, je fonce sans me poser de questions. L'état des lieux n'est pas brillant. Le tramway (que je ne nommerai pas Désir) est déjà sur nous, prêt à nous happer. Le conducteur vient d'actionner le frein. Mais ce genre de vieilles locos lancées à bloc demandent plus de cent mètres pour s'arrêter.
Ma première idée était d'attraper le marmot et de sauter la haie avec lui. Trop tard ! Je ne perds pas de temps à suer, à puter ni à supputer : je plaque le môme au sol, bien au centre de la voie et m'allonge sur lui, l'aplatissant de tout mon poids.
Le mastodonte nous passe dessus dans un crissement d'enfer. Ses roues bloquées lancent des étincelles et des flammèches. Le bas de caisse du tram me frictionne les endosses, engendrant une vive brûlure. J'ai bien fait de ne pas toucher à mon plateau repas dans l'avion, un gramme de plus et je finissais tartare sur le pavé de la Bella Roma.
Lorsque l'engin finit par s'arrêter à quelque distance devant nous, je mets un certain temps à redresser la tête. Notre survie tient du miracle. Ma première pensée est pour l'enfant. Mes quatre-vingts kilos de muscle ne l'ont-ils pas molesté ? Je me laisse rouler sur le côté pour lui permettre de se dégager. Il se redresse d'un bond, hilare, trouvant le jeu des plus rigolos. Je me mets à genoux et le serre contre mon cœur.
— On s'en est sortis, bonhomme !
— Otra vez ! Otra vez ! (encore, encore) qu'il réclame.
La jolie fille se précipite, le visage défait. Elle s'empare du gamin et l'entraîne en le couvrant de baisers. Une main se tend pour m'aider à me relever. Tu as deviné ? Celle du Balafré. C'est pas de jeu, tu connais les plus émouvantes séquences de Sergio Leone !
— Vous avez sauvé mon fils, fait sobrement Paco, en italien. Je vous en serai toujours redevable.
— Vous auriez fait pareil avec ma petite fille, m'entends-je-t-il répliquer, humide comme une serpillière d'hospice de vieux. Elle a presque le même âge que votre Diego.
— Vous êtes français ? demande-t-il en me pétrissant la main de reconnaissance.
L'émotion ne doit pas empêcher un individu de ma trempe de garder la tête froide.
— Belge ! rectifié-je. Je travaille pour une grande marque de bière.
Toute la troupe m'entoure, me palpe, me félicite, me gratule. Sauf deux jeunots qui traitent le conducteur du tram d'enculé, en quechua, ce qui ne tire pas trop à conséquence.
On se retrouve bientôt sous la tonnelle devant un amas de boissons et de victuailles. Les instruments reprennent du service et les chants en mon honneur se succèdent.
Paco se retire le premier. Il doit aller coucher Diego et retrouver sa femme qui attend un bébé pour dans quinze jours. Il me réitère sa gratitude. Je vois malgré tout briller dans son œil une flamme cruelle qui me fait froid aux miches.
Après son départ, je me consacre à la jolie fille en culotte blanche. Elle se prénomme Carmela. Elle est en fait la sœur de Paco et ne semble maquée avec aucun des lascars ici présents. Elle me raconte brièvement sa vie. Débarquée du Pérou avec une partie de sa famille dans la Ville éternelle, elle a trouvé un job à l'ATAC, la société des transports romains. Son travail, c'est de nettoyer les bus et les trams qui partent de la piazza Mancini, au nord de la ville et se dispersent un peu partout dans la cité.
La nuit s'avançant, la jeune femme se propose de me raccompagner à mon hôtel sur son scooter, un Piaggio plus délabré qu'un couscoussier de Touareg en exil. Je monte derrière elle, accroche ma main gauche à son nichon et assure ma main droite sur le haut de sa cuisse, tandis que mon ami Popaul lui interprète « Un jeune tambour rapatapla » sur les miches. Elle pilote sa Vespa avec dextérité et emprunte la via Fracassini. Contrairement à ce que je pensais, Carmela ne ralentit pas devant l'hôtel Ingrid. Au contraire, elle accélère et s'engage sur le Lungotevere Flaminio en direction du Stadio Olimpico.
— On a dépassé mon albergo ! lui fais-je-t-il remarquer.
— Yo sé ! répond la fille. On va chez moi, je ne fréquente pas les hôtels.
— Pourquoi ? Tes papiers ne sont pas en règle ?
— Si. Mais ils vont me prendre pour une pute.
Muy bien. Manière d'occuper le trajet, j'attaque la pointe de son sein à travers la fragile étoffe de son t-shirt, lui imprimant un délicat mouvement comme si mes doigts cherchaient radio-Londres sur un poste à galène. Dans le même temps, mon médius contourne l'élastique de son slip et s'infiltre en des tiédeurs foisonnantes. Deux minutes plus tard, Carmela couine en se dandinant sur sa selle et son orgasme manque de nous envoyer sur le parapet bordant le Tibre. La môme se ressaisit, évite une Fiat Uno et bifurque sur la droite.
La sœur de Paco habite au cœur du village olympique constitué d'immenses bâtisses en voie de clochardisation, perdues dans une espèce de terrain vague qu'un promoteur peu scrupuleux nommerait jardin à la française. Ces immeubles destinés à héberger les athlètes des Jeux de Rome devaient tout juste être salubres en 1960 lors de leur construction. Aujourd'hui, un tsigane bulgare ayant vécu en Roumanie sous Ceausescu les estimerait indignes d'y loger sa belle-mère.
Carmela juche sa bécane sur son cale-pied et me fait signe de la suivre. Comme nous allons pénétrer sous le porche sulfureux du bâtiment H2SO3, je remarque sur le parking la lueur d'un plafonnier s'éclairant brièvement, cela signifie qu'un individu vient de sortir d'un véhicule en stationnement.
Nous escaladons les trois étages, pisseux et couverts de tags. Carmela me rend la monnaie de ma branlette en m'astiquant le zouave pontifical à travers mon bénouze. Qu'à peine arrivés dans son minable deux-pièces, je l'embroque tout debout. Elle se contente de lever très haut l'une de ses cannes, comme les grues cendrées des documentaires de la Cinq certains dimanches après-midi. La mignonne s'enquille presque aussitôt un nouveau panard et nous basculons sur son paddock pour la suite du rodéo.
Cette fois, je lui sors le grand jeu, à la petite Péruvienne. Je lui interprète : le con d'or pas sage ! Nuit chauve sur l'Aconcagua ! Le Machu Picchu en folie ! Le grand Lama baveur ! Les vigognes sont de retour ! Lime à Lima ! Inca de bonheur ! Guano sur Callao ! Sans oublier bien sûr Titicaca et Gros Minet ! Elle ne savait pas que ça existait des figures pareilles au niveau de la mer, ma Carmela. Sur les hauts-plateaux, on se contente de bouillaver à la respire-petit, vite fait sur La Paz.
On demeure un bon moment à reprendre notre souffle, la viande moite. La première, Carmela parvient à se lever. Un besoin de lave-pont très légitime.
Comme c'est une fille de devoir, elle ramasse ma veste délabrée par le tram et m'assure qu'elle va la nettoyer. Inutile de lui couper le zèle, mais je sais que mon costard est bon pour la décharge.
Profitant de son absence, je me dis qu'il serait temps de reprendre le fil de mon enquête et d'en apprendre davantage sur la sœur de Paco. Je trottine jusqu'à son sac posé sur la commode et déniche son passeport, une paperasse graisseuse de fille ayant beaucoup voyagé sans jamais descendre au Sofitel ni au Hilton. J'apprends qu'elle se nomme Carmela Rodriguez, exerce la profession de danseuse et qu'elle est née à Medellin, en Colombie. Pourquoi cette famille se fait-elle passer pour péruvienne ? A cause de la réputation de trafiquants de drogue qui colle à la peau des Colombiens ? Vois-tu une autre explication, toi qui es si balèze du cerveau ?
Je remise le passeport dans le sac et alors, figure-toi qu'il se passe un truc marrant. Grâce à un jeu de glaces et à une porte mal fermée, j'entrevois Miss Colombie dans son cabinet de toilette. Elle s'occupe en effet de ma veste, mais en la fouillant. Elle a dégagé mon porte-lasagne de la poche intérieure et en opère l'inventaire. Je suppose que la môme va me sucrer mes talbins. Un classique du genre. Eh bien, non ! Elle aussi, ce sont mes fafs qui l'intéressent. Et plus particulièrement ma brème de flic.
Je n'ai pas le temps de m'accorder d'autres réflexions. Un craquement du côté de l'entrée me fait tourner la tête. Juste ce qu'il faut pour déguster un magistral coup de matraque sur le temporal. J'ai l'impression d'avoir percuté un TGV lancé à 300 à l'heure. Mes jambes se dérobent sous mes roustons et le disque dur de mon ordinateur intime s'efface.
*
* *
Lorsque je reconnecte à l'existence, il fait jour et je ne me trouve plus dans l'apparte merdique de Carmela. Je palpe ma calebombe pour m'assurer de la qualité de l'aubergine que je cultive sur la tempe gauche. Ce geste prouve ma liberté de mouvements. Je ne suis pas attaché. Je cligne des yeux pour accoutumer ma rétine au rayon de lumière qui la frappe de plein fouet.
Cette éclaboussure de soleil provient d'un minuscule soupirail. Je suis allongé sur un bat-flanc dans une cave de deux mètres sur deux. Je me jette sur mes pattes et lorgne par la petite imposte. Mon caveau est situé en contrebas d'un jardin fleuri et bien entretenu. Une petite allée cimentée passe tout près de mon fenestron. J'aperçois Diego, le mouflet d'hier soir, pédalant comme un fou sur un tricycle, suivi par une jeune femme enceinte jusqu'aux ouïes. Les choses se remettent en place sous ma coiffe. Cette future accouchée au teint basané, c'est la mère du gamin et la femme de Paco-le-Balafré. Conclusion : c'est lui qui m'a fait exploser les méninges cette nuit et me retient prisonnier ce matin. J'étais chasseur, je suis devenu gibier en cage. Pas fameux pour l'ego et encore moins pour l'espérance de vie.
J'effectue quelques mouvements gymniques histoire de me décrasser les articulations. Je poireaute une paire d'heures avant que la porte de ma geôle daigne s'ouvrir. Paco s'encadre dans le chambranle, un large sourire aux lèvres. Il ne brandit aucune arme et la première idée qui me vient, c'est de lui rentrer dans le chou sans amorcer le moindre dialogue. Seulement, sa tranquillité ne m'incite guère à l'exploit. Il a forcément blindé ses arrières pour venir me narguer à main nue.
— Ola ! lance-t-il, guilleret comme s'il venait me chercher pour une partie de golf.
— Salve, Paco.
— Pas trop mal au crâne ?
— Juste ce qu'il faut. Le coup était bien dosé.
— Parfait. Mais avant tout, je tenais à vous rendre ça…
Il dégage brusquement de sa poche mon arme de service dont il plaque le canon contre mon front. Je ne te vendrai pas de salade : j'en mène moins large que le delta du Nil. A vrai dire, mon troufignon serait capable de serrer un cil de libellule et d'empêcher le pack des All Black de me l'arracher. J'ai vraiment le sentiment que le Balafré va me composter sans autre forme de procès. Son doigt se contracte sur la détente. Clic ! Ce petit bruit métallique résonne dans mon âme comme un chant grégorien.
Paco me rend mon pistolet en se marrant.
— Tenez, commissaire. Evidemment, je l'ai vidé de ses balles.
— Bonne initiative, soupiré-je en empochant l'arme.
— Il était normal que je vous restitue votre pistolet car vous l'avez perdu en sauvant mon fils. Je l'ai ramassé sur la voie du tram.
— Je comprends. Intrigué par ce flingue, vous avez demandé à votre sœur Carmela de me piéger.
— Je ne pouvais pas agir autrement.
— Elle s'est parfaitement acquittée de son travail de pute.
Paco m'adresse un sourire glacial.
— Ma sœur a agi sur mon ordre. Tout le monde m'obéit dans la famille. Carmela m'a affirmé n'avoir jamais éprouvé autant de plaisir, commissaire, si ça peut vous consoler.
— Me consoler de quoi ? Du fait que vous allez me buter ?
Paco pousse un interminable soupir.
— C'était la solution logique. Seulement vous avez sauvé Diego et le code d'honneur m'empêche de vous tuer. J'en ai pourtant eu la tentation, vous savez que les hommes cèdent facilement à la facilité. Mais ma femme s'y est violemment opposée. Et vous savez également que les mêmes hommes se soumettent encore plus vite à la volonté de leur épouse.
— Ça signifie que… je suis libre ? questionné-je, sans grande conviction.
— Absolument. Vous allez rentrer en France et poursuivre votre enquête sur l'assassinat de Mélanie Godemiche.
— Vous êtes bien informé ! admiré-je.
— C'est vital, dans mon métier.
On reste quelques instants à se regarder dans le blanc des yeux.
— Ici, vous faites fausse route, commissaire. Je ne suis pour rien dans le meurtre de cette fille, parole d'homme.
— Alors que faisiez-vous en Beauce, si loin de Rome, ce soir-là ?
Il n'hésite pas une seconde à me répondre :
— Mon travail.
— Le deal de coke ?
— Le deal ? Vous m'insultez ! Croyez-vous qu'un simple dealer pourrait s'offrir une baraque avec piscine en bordure de la Villa Glori, l'un des endroits les plus chers de Rome ? Et qu'il irait livrer quelques doses à Chartres ?
— Pardonnez-moi de vous avoir offensé, mon père ! le chambré-je. Mais vous étiez bien à Chartres le soir du meurtre et vous vous êtes disputé avec la victime !
Paco caresse aimablement sa cicatrice.
— Nous avons eu en effet un petit différend. L'opération se chiffrait à trois millions et il manquait cinq cent mille. Pas de lires, bien sûr, mais de francs.
— Et comme Mélanie n'a pas pu payer, vous l'avez butée à titre de représailles.
Paco ne peut réprimer un geste d'agacement.
— Son cousin a réglé le solde.
— Son cousin Nicolas ?
— Un grand prétentieux !
— Tout à fait lui. Vous feriez un excellent portraitiste…
— Il a payé cash.
Dans ma Ford intérieure, je me dis que ce trouduc m'a mené en bateau comme un bleu avec ses airs de ne pas y toucher. Je ne regrette pas de lui avoir démanché les narines.
— Vous êtes alors retourné en Italie ?
— A minuit, je franchissais le péage de St-Arnoult et au petit matin, à l'heure du crime, j'arrivais dans la banlieue de Pise. Vous m'excuserez de ne pas vous fournir de preuve, commissaire, mais je ne tiens pas une comptabilité détaillée de mes déplacements.
— A qui avez-vous téléphoné ce soir-là, au Chalet Pantarolli ?
— J'appelais un de mes collaborateurs pour lui indiquer que l'affaire était terminée. C'est ce coup de fil qui m'a fait tomber ?
— Ça, et la perte de votre bonnet.
— Je l'ai offert à un petit gars débile qui avait flashé dessus. La générosité ne me réussit pas !
Le Balafré me fait signe de sortir de ma cage. Nous nous engageons le long d'un souterrain faiblement éclairé.
— Allez-y ! Vous êtes libre. Je sais que vous ne me trahirez pas, commissaire. J'ai tout prévu… Voyez vous-même.
Il me désigne une porte plus fortement grillagée qu'une cellule de Cayenne. A travers les barreaux, je distingue une forme allongée sur un bat-flanc identique au mien. Paco actionne un commutateur électrique, la pièce s'illumine me permettant d'identifier le prisonnier. Et là, je te jure que ma comprenette vacille. Le type en question n'est autre que mon fils.
*
* *
— Antoine ! hurlé-je, Antoine réponds-moi !
Mais il ne bronche pas. Je me retourne vers Paco, bien décidé à lui défoncer le portrait. Il apaise mes ardeurs en me pointant un gros calibre sur le cœur.
— On se calme, commissaire.
— Comment mon fils se trouve-t-il ici ?
— Vous le lui demanderez en temps utile… si un jour vous vous revoyez.
Paco m'empoigne par le bras, me fait grimper un escalier en colis-de-maçon, comme dit Béru qui me manque tant en cet instant d'horreur totale.
On se retrouve dans le jardin, près de la grille d'entrée.
— Votre fils n'est pas mort. Juste endormi. Mais que les choses soient bien claires : je n'ai aucune dette envers lui et le tuer ne me posera aucun cas de conscience. Alors vous allez quitter immédiatement l'Italie. Dans quelques jours, je le libérerai et nous serons quittes. C'est le mieux que je puisse vous proposer, d'accord ?
— Est-ce que j'ai le choix ?
Paco écarte le portail pour ma levée d'écrou. Le petit Diego m'aperçoit de son tricyle et se précipite vers moi en braillant « otra vez ! otra vez ! Il se jette dans mes bras et nous nous étreignons sous le regard attendri de sa mère.
Agacé, Paco m'arrache le gamin des bras et me pousse vers la sortie.
— N'oubliez pas, commissaire : la vie de votre fils est en jeu. Si la malencontreuse idée vous venait d'alerter les flics locaux, j'en serais aussitôt informé, ils me mangent tous dans la main.